Frog Eyes
Violet Psalms
- Paper Bag Records
- 2018
- 39 minutes
En cette ère où de vieux groupes se reforment à l’infini et où les tournées d’adieu se multiplient, il peut être hasardeux pour une formation de proclamer que son prochain album sera son dernier. C’est pourtant ce qu’a fait le quatuor canadien Frog Eyes en annonçant la sortie de Violet Psalms en mars dernier. Un chant du cygne qui s’avère aussi dense que sombre, à l’image de l’époque qu’il veut dépeindre.
Les raisons évoquées par le chanteur et guitariste Carey Mercer pour expliquer la dissolution de Frog Eyes étonnent par leur franchise et leur limpidité. En entrevue avec le magazine Exclaim il y a quelques jours, le musicien a établi un parallèle avec la longévité du groupe et l’époque trouble qui est la nôtre : « Nous sommes en 2018 et ce projet remonte à 2001. Je sens que nous sommes de l’autre côté d’un schisme, d’une époque, ou de quelque chose. Ça ne fait pas de sens pour quoi que ce soit de s’étendre de 2018 à 2001. Trop de merde étrange est arrivée depuis ».
Violet Psalms, qui constitue le huitième disque en carrière pour Frog Eyes (et son dernier, si le groupe tient parole), était déjà complété lorsque la formation a pris la décision de mettre un terme à son aventure. Pourtant, il règne un sentiment de fin du monde sur tout l’album, que ce soit par les sonorités abrasives ou la voix torturée de Mercer, survivant d’un cancer de la gorge qui aurait pu compromettre sa carrière. Certes, la formation originaire de Victoria n’a jamais été reconnue pour sa joie de vivre, mais l’atmosphère se révèle ici encore plus oppressive, avec des rythmes généralement lents, sans que la formation y perde en ferveur ou en énergie…
Le disque témoigne aussi d’une belle cohérence stylistique, malgré les changements de textures et de dynamiques d’une chanson à l’autre (et parfois à l’intérieur d’un même morceau). Sur A Strand of Blue Stars, la voix unique de Mercer s’élève au-dessus d’une mer de guitares dissonantes, tandis que les claviers et la batterie nous plongent dans une forme d’abysse qui nous ensevelit. La chanson s’enchaîne délicatement avec Little Mothers, qui se révèle encore plus instable, avec Mercer qui joue sur plusieurs registres en récitant : « You shall unlock the door that sets you free », avec une voix qui peut rappeler Tom Waits par moments, ou bien Peter Hammill.
L’ambiance tourne à l’étrangeté sur On a Finely Sewn Sleeve, portée par un orgue et de riches harmonies vocales qui évoquent le travail d’un groupe comme Siskiyou. Malgré la noirceur du propos, certaines pièces s’avèrent un peu plus lumineuses, dont l’excellente Idea Man, étonnamment accrocheuse et entraînante. Pour sa part, Pay For Fire est soutenue par des claviers futuristes à la Vangelis que l’on croirait presque sortis de la trame sonore du Blade Runner de Ridley Scott.
Frog Eyes a réalisé d’excellents albums en 17 ans de carrière, dont le sublime The Golden River en 2003 et aussi Tears of the Valedictorian en 2007. Sans atteindre nécessairement la même grâce, Violet Psalms s’inscrit néanmoins comme un grand cru, surtout parce qu’on y sent un groupe entièrement au service de son art. Ça tient bien sûr à la présence imposante de Mercer, mais aussi au travail des instrumentistes Melanie Campbell (sa femme, à la batterie), Shyla Seller (aux claviers) et Terri Upton (à la basse), sans qui l’album ne jouirait pas d’une telle richesse sonore. On peut certes regretter que Frog Eyes ait choisi ainsi d’accrocher ses patins. Mais en même temps, il était difficile de demander mieux comme ultime offrande.