Chroniques

Nirvana

In Utero

  • DGC
  • 1993

Il est désormais impossible de parler du dernier disque de Nirvana, In Utero, sans évoquer la mort du chanteur et guitariste Kurt Cobain en avril 1994. Mais alors que cet album mythique souffle ses 25 bougies, il est bon de prendre un pas de recul pour réfléchir à sa portée et à sa signification, non seulement pour le groupe, mais aussi pour le grunge en général, au-delà du destin tragique de son créateur.

L’histoire d’In Utero demeure indissociable de celle de son prédécesseur Nevermind, lancé deux ans plus tôt, à l’automne 1991, et qui allait propulser Nirvana au sommet des palmarès (devant Michael Jackson). On connaît la suite : le mouvement grunge, parti de rien dans les clubs miteux de Seattle, est devenu un phénomène de culture populaire, récupéré par les grandes maisons de disques et les magasins de mode, dont les tablettes se remplirent de jeans déchirés et de chemises carreautées.

In Utero reste donc l’album d’un groupe déchiré entre son désir de retourner à ses sources indie (avec des groupes comme les Pixies ou les Misfits comme influences majeures) et les obligations qui viennent nécessairement avec le statut de superstar ayant vendu des millions de disques. Inutile de dire que les attentes étaient alors énormes : celles du public, celles des médias, et bien sûr celles de l’étiquette Geffen, qui souhaitait sans doute un autre joli retour sur son investissement.

Des sessions d’enregistrement sous tension

Les multiples péripéties ayant entouré l’enregistrement de l’album témoignent de cette dynamique qui allait vite devenir insoutenable pour Nirvana, et pour Cobain en particulier. Désireux de revenir à un son plus brut, après avoir travaillé avec Butch Vig pour la réalisation de Nevermind, le groupe décide cette fois de faire appel à Steve Albini (l’homme derrière Surfer Rosa des Pixies) pour les sessions d’In Utero. Albini avait déjà une idée bien précise de ce qu’il croyait pouvoir apporter à Nirvana, comme en témoigne un fax qu’il avait envoyé au groupe en 1992 et reproduit dans le coffret deluxe célébrant les 20 ans d’In Utero, paru il y a cinq ans :

La meilleure chose que vous pourriez faire à ce moment-ci est d’enregistrer l’album en quelques jours seulement, avec une  » production  » de grande qualité, mais minimale, et sans aucune interférence de la part des grands patrons de la compagnie.

Steve Albini

Sauf que les choses ne se passent pas comme prévu. Les dirigeants de Geffen sont insatisfaits de la qualité sonore du disque et craignent pour son potentiel commercial. Une opinion partagée par le gérant du groupe à l’époque, Danny Goldberg : « J’avais le sentiment que la voix était enterrée », a-t-il confié à l’auteur Mark Yarm dans le livre Everybody Loves Our Town : An Oral History of Grunge (2011). Le réalisateur Scott Litt, connu pour son travail avec R.E.M., est alors embauché afin de polir certaines pistes, dont les simples Heart-Shaped Box et All Apologies.

Aujourd’hui, un remix signé Steve Albini paru en 2013 permet de comparer les deux visions. Mais attention, il ne s’agit pas du mix original d’In Utero, mais bien d’une nouvelle lecture de l’album par Albini. Certaines versions sont meilleures que les originales, notamment avec la voix de Cobain encore plus criarde et désespérée sur Scentless Apprentice; ou le côté plus charnu des guitares sur Very Ape, par exemple. Mais certains choix demeurent discutables, ou semblent relever purement d’une fantaisie d’Albini : pourquoi, par exemple, avoir enlevé le décompte de guitare au début de Rape Me ? Et Dumb sans violoncelle perd de sa puissance.

De multiples niveaux de lecture

Mais tous ces débats sur quelle vision reste la meilleure ne font que révéler à quel point In Utero demeure un album polarisant qui n’a même pas encore fini de livrer ses secrets. Ça vaut pour les légendes entourant sa genèse, mais aussi pour le sens à donner à ses paroles. Dans Serve the Servants, Cobain semble pardonner à son père absent. Mais le texte s’ouvre sur deux vers énigmatiques qui prennent une autre signification quand on les place dans le contexte de l’époque, alors que le succès de Nevermind a fait du grunge (et de Nirvana par ricochet) un outil de marketing de masse : « Teenage angst has paid off well / Now I’m bored and old ».

Il y a aussi une douce ironie dans le titre Radio Friendly Unit Shifter, une chanson des plus abrasives qui n’aurait jamais pu tourner à la radio commerciale ! Sur All Apologies, qui est devenue par défaut l’épitaphe de Cobain, le poète fait rimer les mots « married » et « burried » sans qu’on puisse s’empêcher d’y lire une allusion à son mariage hyper-médiatisé avec Courtney Love. Et que dire de Pennyroyal Tea, qui aborde de front le thème de la dépression, avec sa référence à la musique de Leonard Cohen, que le musicien avait admis écouter lorsqu’il se sentait déprimé : « Give me a Leonard Cohen afterworld / So I can sigh eternally / I’m so tired I can’t sleep / I’m a liar and a thief ». En principe, la chanson aurait dû constituer le troisième simple de l’album, mais Geffen fit marche arrière après le suicide de Cobain.

Un chant du cygne pour le grunge

Dans une entrevue accordée à MuchMusic en 1993 peu avant la sortie de l’album, Cobain avait dit espérer qu’In Utero cesse de faire de Nirvana un des porte-étendards du grunge. De toute évidence, le groupe voulait se sortir du piège dans lequel il s’était retrouvé avec le giga-succès de Nevermind, que Cobain aurait publiquement désavoué en disant qu’il sonnait presque comme un disque de Mötley Crüe, selon des témoignages de l’époque!

Mais à l’époque, c’est tout le mouvement grunge qui se retrouvait à la croisée des chemins. Personne, peut-être, n’a mieux résumé la situation que le défunt leader de Soundgarden, Chris Cornell, qui allait connaître le même destin tragique que Cobain 23 ans plus tard :

Lorsque tous les groupes de la scène musicale de Seattle se sont mis à signer avec de grandes compagnies de disques et à avoir davantage de succès, il y avait cette attitude du genre  » Faisons semblant que ce n’est pas ce que nous voulons faire et que quelqu’un d’autre nous force en quelque sorte à le faire « .

Chris Cornell, cité dans le livre Everybody Loves Our Town.

Bien sûr, ça n’affecte en rien la portée d’In Utero, que Stuart Berman de Pitchfork situe comme une sorte de précurseur au Kid A de Radiohead ou le Yeezus de Kanye West, d’autres albums produits par des artistes au sommet de leur gloire, mais qui ont préféré utiliser leur statut pour défier leur auditoire plutôt que de se complaire dans la facilité. Sauf qu’il ne faut pas romancer non plus l’héritage du troisième album de Nirvana et tomber dans le mythe du groupe qui aurait préféré continuer à jouer dans les sous-sols de Seattle plutôt que de vendre dix millions d’albums.

Dans son livre Sells Like Teen Spirit, paru en 2009, l’auteur Ryan Moore développe le concept d’aliénation pour expliquer ce que ressentent les fans d’une culture underground comme le grunge lorsque celle-ci devient commerciale et grand public, et que « tout le monde peut écouter Nirvana à la radio ou s’acheter des vêtements grunge dans un magasin à rayons ». Sans doute Kurt Cobain vivait-il les mêmes déchirements, lui dont le rêve de devenir une rock star s’était réalisé plus vite qu’il ne l’aurait jamais espéré, mais qui n’a jamais appris à composer avec les conséquences. C’est ce qui fait d’In Utero un album troublant, à la fois beau et terriblement triste.

 

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