Chroniques

U.S. Girls

Half Free

You arrived in your mother’s arms, but you’ll leave riding in a black limousine.
Black limousine. Black limousine.
(Meghan Remy – Woman’s Work)

Pour cette autre chronique du «vieux stock», j’ai décidé de m’intéresser à un disque difficilement qualifiable de «vieux» puisqu’il n’est paru que l’an dernier, mais qui refait surface dans l’actualité musicale ces jours-ci en raison de sa présence dans la courte liste du Prix de musique Polaris. Et comme c’est à mon sens l’un des finalistes les plus intéressants avec Andy Shauf et son album The Party, il me semblait nécessaire de revenir un brin sur l’album Half Free, dernière parution du projet U.S. Girls.

U.S. Girls, c’est le projet de Meghan Remy, Américaine d’origine qui s’est mariée avec le Torontois Max Turnbull (alias Slim Twig) et qui s’est illustrée dans la scène de la musique indépendante de la Ville Reine où elle s’est installée. Depuis 2008, Remy a fait paraître des disques sur de nombreuses étiquettes, mais Half Free est sa première parution sur la plus que légendaire 4AD, écurie de Tim Hecker, Daughter, Grimes, Atlas Sound, Scott Walker, Dead Can Dance et Cocteau Twins… pour ne nommer qu’eux.

Est-ce la touche magique de Ben Cook (Fucked Up et Young Guv) (ce dernier a aussi participé à la sitedemo.cauction de l’album Thank You For Stickin’ With Twig de Slim Twig en 2015) qui confère à Half Free un son plus abouti, ou sommes-nous simplement en présence d’une Meghan Remy en pleine possession de ses moyens et en totale maîtrise de son art? Probablement un peu des deux. Avec Half Free, Remy s’éloigne quelque peu des expérimentations plus brutes de ses premières parutions pour proposer un album plus achevé globalement, sans nécessairement se tourner vers la facilité ou la pop sursitedemo.cauite.

La pièce d’ouverture, Sororal Feelings, donne le ton en ouvrant le bal par le bruit sourd d’une aiguille qui se pose sur un sillon suivi d’un bruit de fond blanc avant qu’une lente rythmique passablement instable et ponctuée de «grichements» s’impose. La voix de Remy ne se fait pas attendre, toujours aussi théâtrale, et entame aussitôt son récit: «Well there were four of us in a real small space…» C’est bel et bien une histoire de guerre et d’horreur que Meg Remy narre de sa voix tantôt nasillarde et chevrotante, tantôt enfantine et triste. Mais l’horreur, comme dans la plupart des chansons de cet album, se vit le plus souvent à l’échelle de la vie intime et domestique. Les liens sororaux explosent lorsque la narratrice de la chanson découvre que son amoureux a eu des relations avec ses trois autres sœurs qui vivaient avec eux. Le concept du «sisterhood» et les espoirs d’une solidarité familiale et/ou féminine sont détruits d’emblée. Ce n’est que le début et, déjà, l’idée de la mort se pointe.

«And now I’m gonna hang myself, hang myself from the family tree.»

J’insiste ici sur le concept de narration, car c’est un élément primordial de cet album: chacune des chansons semble narrée par un personnage féminin différent, ce qui rappelle en quelque sorte la forme du recueil de nouvelles en version album musical. Dans Damn That Valley c’est une femme qui réclame son mari parti pour la guerre et qui se demande avec émotion sur une mélodie répétitive aux accents dansants tropicalo-reggaesques «Where is my man?». Dans la pop‑grungy/punky Sed Knife, c’est le couteau, symbole à la fois violent et domestique, qui représente les divisions qui se créent inévitablement entre deux personnes qui vivent ensemble au quotidien. Le saxophone fâché qui se déchaîne en arrière-plan ajoute par ailleurs une tension dramatique à cette pièce qui est sans conteste la plus «rock» de l’album.

Window Shades poursuit son exploration des thèmes de l’amour perdu sur des échantillons d’une pièce disco de 1973: Love Is A Hurting Thing de Gloria Ann Taylor. Tandis que Navy & Cream, une de mes pièces préférées de l’album, se noie dans des nappes de synthés lo-fi pouvant faire écho aux Cocteau Twins, mais pouvant aussi rappeler dans une certaine mesure ce que Miracle Fortress proposait il y a quelques années. On retrouve aussi, dans les pièces plus dansantes, une dégaine vocale rappelant celle de Blondie. Half Free présente bel et bien une signature stylistique qui s’inspire en partie des années 70 et 80 sans toutefois se contenter d’en reprendre les codes; on y joue habilement avec la nostalgie que certaines sonorités du passé inspirent invariablement.

C’est par Woman’s Work que je suis tombée sous le charme de cet album des U.S. Girls. Fait étonnant, même s’il s’agit d’une chanson qui dure plus de 7 minutes, elle exerce une fascination chez tous ceux qui l’entendent une première fois; on fronce les sourcils d’un air dubitatif avec une impression diffuse de connaître, peut-être, la chanson, sans trop savoir pourquoi. Le côté italo-disco cauchemardesque, la voix de Remy qui pousse le cri jusqu’aux fausses notes, le cœur de voix robotiques étouffées, les claviers vampiriques et le chuchotement de la banale fatalité «There’s no reversal, You can’t stop aging, It’s always on the way» juste avant le refrain (dont les paroles figurent en ouverture du présent article) sont autant d’éléments qui font que ça captive illico toutes les oreilles le moindrement attentives.

Malgré le fait que chacune des chansons de l’album se penche sur des univers et des problématiques diverses, il en ressort une forte unité ne serait-ce que par les thèmes abordés et leur incarnation dans les inflexions de la voix de Remy qui sait se servir de son chant pour illustrer ses propos. Avec ses arrangements globalement lo-fi, ses emprunts à des styles plus dansants, ses piscines de reverb glauque, ses rythmes souvent en arrière-plan et son esthétique inspirée des musiques «hantées» qui ont fait les beaux jours du début des années 2000, Half Free laisse une impression de joie triste, de fatalité joyeuse et de révolte étouffée. Du disco, du reggae, du funk, de la pop et une panoplie d’autres influences qui se la jouent un brin «sad girl», un brin «sad punk» lyrique, et autant de femmes prises dans les filets du quotidien implacable ou dans les mailles de l’amour qui finit par s’effiler comme des bas trop minces.

http://www.4ad.com/artists/usgirls

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