Critiques

Father John Misty

I Love You, Honeybear

  • Sub Pop Records
  • 2015
  • 45 minutes
9
Le meilleur de lca

On l’attendait de pied ferme, ce Joshua Tillman, alias J Tillman, alias Father John Misty. L’impact de son album Fear Fun n’a fait que grandir depuis sa sortie en 2012, et n’a pas arrêté de faire gonfler le nombre de ses fans. Après quelques albums sous le nom de J Tillman et quelques années comme batteur de Fleet Foxes, Tillman a quitté Seattle pour galérer à Laurel Canyon, près de Los Angeles, où il a décidé d’abandonner la musique pour écrire un roman. En l’écrivant, il a réalisé que ses idées étaient résolument musicales, mais qu’il avait besoin d’un nouveau personnage pour bien les interpréter.

Exit le folk misérabiliste de ses albums solos; place à la candeur effrontée de Father John Misty, nouveau gourou pour une Amérique décadente, hédoniste et d’un cynisme indécrottable. Avec Fear Fun, FJM nous frottait le nez dans les dessous de Los Angeles. Les thèmes de perversion, de mort et de futilité de l’existence suffisaient à créer une certaine fascination pour le personnage, mais c’est le souffle qui portait sa musique qui a assuré que Fear Fun s’impose. La réalisation et l’instrumentation empestaient le «yacht rock», surnom qu’on donne maintenant à la musique qu’ont faite les hippies californiens après avoir délaissé leurs idéaux d’amour et de paix et les avoir remplacés par le plaisir et la luxure. La musique collait donc parfaitement au propos.

Ce qu’on espérait d’I Love You, Honeybear, c’est la même richesse luxuriante dans les musiques, et des textes animés par le même humour grinçant et la même franchise dévastatrice, idéalement avec un point de vue un peu différent, affiné avec l’âge. Espérances comblées en abondance.

Point de vue musical, la réalisation est encore une fois assurée par Jonathan Wilson. Pensez à n’importe quelle sonorité chaude et réconfortante qu’on associe à la musique pop américaine traditionnelle et vous la trouverez quelque part dans l’album. Pianos blues et ragtime, guitares jangly à la Byrds, mellotrons, glissandos de harpes, guitares fuzzés hyper filtrées, violons lancinants… Tout y passe, même des sonorités que vous n’auriez pas imaginées, comme des trompettes de mariachis. Les mélodies sont plaisantes et finement développées, quoiqu’un peu moins immédiates qu’elles ne l’étaient sur Fear Fun.

C’est cependant par les textes que l’album s’élève à un niveau inhabituellement élevé. Depuis l’écriture de Fear Fun, Tillman a rencontré et épousé la photographe et cinéaste Emma Elizabeth Garr, et le pouvoir métamorphosant de cet amour est partout sur I Love You, Honeybear. Fear Fun se terminait par la chanson Every Man Needs A Companion, et sa propre prophétie se réalise ici. Un élément de plus vient s’ajouter à son personnage d’illuminé leader de secte.

Des onze chansons de l’album, sept parlent spécifiquement de son couple, observé sous plusieurs angles. La pièce-titre, qui ouvre l’album, résume le mieux le ton de l’album: «Tu es celle avec qui je veux regarder le bateau couler». Dans les autres, Tillman explore tour à tour sa fierté d’être monogame et sa grande jalousie (Nothing Good Ever Happens At The Goddamn Thirsty Crow), l’aveu que cet amour était une façon d’admettre l’échec de sa vie de célibataire (Ideal Husband), le futur doux-amer qu’il entrevoit pour son couple (I Went To The Store One Day), le mariage perçu comme un acte subversif plutôt que conventionnel (Chateau Lobby #4), et les sentiments les plus naïfs qui accompagnent le grand amour (When You’re Smiling And Astride Me).

Cette naïveté atteint son apogée dans cette dernière, avec les vers «That’s how you live free/Truly see and be seen», une idée qui ressemble plus à une pensée partagée par votre tante sur Facebook qu’à un texte d’un chanteur indie rock pervers. Sur Fear Fun, FJM aurait ridiculisé cette mièvrerie sans carrément l’admettre. Ce qui rend Honeybear supérieur et plus abouti que l’album précédent, c’est que Tillman s’abandonne à cette naïveté, mais prend tout de même le temps de tirer dessus à boulets rouges, notamment avec la pièce Bored In The U.S.A. Il est conscient que le petit bonheur matrimonial et les contraintes matérielles réduisent son couple à guère plus qu’un cliché dans cette triste comédie qu’on appelle la vie, et il l’exprime clairement et douloureusement.

À ces chansons d’amour multicolores s’ajoutent quelques histoires malsaines et drôles où le sarcasme de Tillman n’épargne rien n’y personne, surtout pas lui-même. Certains y entendront avant tout les réflexions d’un dépressif bipolaire, d’autres celles d’un être extrêmement lucide; si comme moi vous croyez que l’un implique nécessairement l’autre, ruez-vous sur I Love You, Honeybear. Vous ne voudrez écouter rien d’autre pendant une bonne semaine.

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